La quête de la tomate parfaite
Je jardine activement à Saint-Didace depuis quarante-cinq ans. En 1980, Diane et moi avons établi notre premier jardin dans lequel nous avons transplanté une dizaine de plants de tomate et n'avons jamais cessé de cultiver cette solanacée, la plus populaire des plantes potagères en Occident. Depuis, j'expérimente sans interruption la culture de la tomate et recherche les cultivars qui sont les mieux adaptés à la culture biologique que nous pratiquons: ceux qui résistent le mieux aux maladies, aux désordres physiologiques, ceux qui sont précoces, productifs et plus que tout, ceux qui donnent des fruits savoureux. Dans ma quête de la tomate parfaite, j'ai rencontré en 1985 le frère Armand Savignac, un clerc Saint-Viateur résidant au Centre de réflexion chrétienne de Joliette. Condamné à l'âge de 42 ans par la médecine officielle à cause de problèmes de constipation chroniques, il a quitté l'enseignement pour se consacrer à temps plein au jardinage dans le but de nourrir sa communauté. Suite à des conseils reçus de naturopathes qu'il a consultés, il a adopté un régime principalement frugivore ce qui lui a permis de vivre jusqu'à l'âge de 95 ans. Alors qu'en 1948, il s'initie à la méthode de compostage Indore avec Alphonse Dufresne de Saint-Félix-de-Valois, il rencontre Raymond, le frère d'Alphonse, qui lui remet des semences d'une tomate rose que le frère Armand sèmera l'année suivante. Il est tellement impressionné par la vigueur des plants produits ainsi que par la succulence des fruits récoltés qu'il abandonne tous les cultivars qu'il avait expérimentés jusque-là pour se consacrer exclusivement à la culture de cette tomate qu'il baptisa la Dufresne en l'honneur de celui qui lui avait offert les semences.
Lorsque j'ai rencontré le frère Savignac dans son jardin en 1985 alors qu'il comptait presque 90 années, je fus sidéré par la qualité de ses 200 plants de tomates qui atteignaient 3 mètres de hauteur tout comme par celle des nombreux fruits qu'ils portaient. J'ai rapporté des semences chez moi et cultive cette tomate depuis ce temps. Je l'ai baptisée la Savignac en l'honneur du frère Armand qui l'a sauvée de l'extinction tout en l'améliorant par une sélection patiente et méticuleuse. Par sélection, j'ai amélioré à mon tour ce cultivar afin de l'adapter à une région plus froide que la plaine de Joliette et de le rendre plus résistant aux maladies, entre autres l'alternariose, une maladie courante de l'espèce. Depuis plus de 25 ans, j'en produis la semence. Voilà pour notre tomate rose.
Par contre, ma quête pour une tomate rouge a duré plus de trente années. J'ai dû en expérimenter pas moins de 100 cultivars dont aucun ne m'a contenté véritablement. Si le goût me donnait pleine satisfaction, le fruit fendait ou était trop sensible à l'alternariose. Si le plant était vigoureux et productif, la saveur du fruit était terne. Ma quête s'est cependant terminée l'année dernière, alors que j'ai expérimenté la tomate Mother dont les semences me furent offertes par David Neufeld, un Ménonite manitobain que j'ai rencontré à Montréal alors qu'il était ici pour un colloque sur la sécurité alimentaire.
Je l'ai expérimentée pour la première fois en 2011 et j'ai apprécié sa saveur, sa précocité et sa résistance aux maladies. J'ai conservé les semences des fruits produits et en ai cultivé 12 plants cette année pour produire des semences. Afin de connaître l'histoire de ce cultivar qui clôt d'une certaine façon ma quête pour une tomate rouge satisfaisante, j'ai écrit à David qui m'a résumé ce qu'il connait de ses origines. Dans son village de Boissevain au Manitoba vivaient ensemble deux soeurs mennonites, Mary et Agnes Dyck. Les deux femmes qui travaillaient comme infirmières dans le petit hôpital du village cultivaient un immense jardin dans leur cour. Mary Dyck est décédée il y a quelques années et Agnes qui a maintenant atteint l'âge vénérable de 90 ans a dû quitter sa maison. Avant d'abandonner son jardin, elle a confié à David des semences de cette tomate afin qu'il puisse la multiplier et en offrir à quiconque aurait envie de la cultiver. Elle lui a alors raconté qu'elle avait reçu les semences de cette tomate de sa mère qui les avait obtenus, à son arrivée à Winnipeg, d'un émigrant ukrainien. Comme les semences venaient de sa mère, elle l'a toujours appelé Mother. L'histoire ne dit pas si l'ukrainien en question était mennonite, mais il est bon de rappeler que cette communauté a vécu en Ukraine pendant 150 ans avant d'être expulsée par Staline en 1920 ce qui explique leur forte présence dans l'Ouest canadien où un bon nombre a émigré. Ainsi, cette capiteuse tomate rouge nommée Mother, originaire des Andes comme toutes les autres, a gagné l'Europe avec les Espagnols, a transité vers l'Ukraine d'où elle a migré au Manitoba autour de 1920 avant d'aboutir aux Jardins du Grand-Portage en 2011 où nous la cultivons depuis.
La tomate Savignac et la tomate Mother sont disponibles à : www.semencesduportage.com
Yves Gagnon, auteur et semencier.